fragments

morceaux de pensées comme des quartiers de fruits, carambolages de mots avec ou sans rime, gribouillés à la hâte sur un bout de papier ou frappés sur clavier.

ALCOOL

Alcool, inonde les corps!
En fines rigoles creuse les hommes,
berce-les de flots en leur propre décor,
fais monter le puissant souvenir de ces terres
d'ébène, d'herbe et de lumière
sur lesquelles naguère ils vivaient,
bordées par les eaux dans lesquelles un jour ils nagèrent,
portés tendrement par l'écho du ventre de la mère.
Ainsi va liqueur en leur corps!
Liquéfie ce qu'il reste du leurre,
pour un seul souvenir qui laboure la terre,
fais couleur leurs larmes et battre leur cœur

SANS RÊVE

Que la nuit soit sans rêve, soit sans bruit et sereine. Une trêve sans sirène et sans haine, rien que le profond sommeil. Que mes yeux se reposent d'avoir vu tant de choses sans pouvoir les comprendre, que mes dents se desserrent de n'être plus en colère, que mes mains se détendent de n'avoir pu toucher aux merveilles que le jour nous promet et jamais ne permet.

TENTATIVE

Ses membres imberbes sont tendus,
et sa peau de bébé montre de légers signes d'âge.
Le haut de son crâne est une île de cheveux doux que je caresse timidement.
Son corps est un bois dur sur le moelleux d'une assise sur laquelle il se couche,
et tout mon calme ne sait apaiser la crispation de sa présence indécise.
Je reste un instant suspendu dans le silence de cette pièce inconnue, quand se referme comme un coquillage hors de l'eau tout son être désormais sans prise.
Derrière moi se referme une porte à peine passée, je dévale quatre à quatre les quelques étages qui me séparent de la nuit noire,
et j'ai devant moi d'autres perspectives, comme les coursives de ce vieil immeuble parisien.
Mais pour l'heure je me hâte vers la Gare du Nord, attraper le dernier train.

BLEU

Se prendre pour objet
saisi par la lumière
du rouge pour la colère
au bleu de mes dilemmes.
Espérer être pour l'autre
un phare auquel accroche
une heure perdue en mer.
S'éprendre pour un rêve 
dont l'amour est l'objet
un songe signe de trêve
aux bleus de mes nuits blêmes.

IMPRESSION

L'odeur de la peau dans la main
la mémoire d'un sexe sur la paume
le profond des yeux sur la bouche
la caresse d'une barbe sur le ventre
la creux de la joue sur la lèvre
le claquement de la langue sur les dents
la chaleur du palais sur le gland
le frôlement de l'âme et des sens

LITS

Les lits qu'on a pris pour une vie ou quelques nuits,
ont des plis sous le poids des corps
qui s'assouplissent quand on les fait,
au matin quand on les quitte.
Les lits qu'on a fuis pour prendre le bus sans les tartines,
ont des creux que l'on recouvre
qui s'agrandissent à chaque nuit,
au soir que l'on retrouve.
Les draps que l'on chérit pour un amour ou quelques nuits
ont des replis comme des sourires
qui s'alanguissent en insomnies.

IDEE

L'idée même que leur traverse l'esprit que je suis là quelque part, dans un espace où tâtonner dans le noir, sans passé sans histoire, prêt à me fondre en ce décor inventé comme une bête apprivoisée
- l'idée même qui me fait exister, suffit à mon cœur pour exhaler quelque senteur inespérée. 

AMOUR

L'amour est un parcours
qui ne prend fin qu'au dernier jour.
Dessinant un paysage 
de la peau  vers la mémoire,
c'est d'abord une langueur
qui se niche au bas du ventre
puis chemine vers le cœur
pour terminer sa course au coin de l'âme.
Comme le souvenir
d'une rivière italienne,
étreinte brésilienne
escale américaine
étape mexicaine
expédition française
esquisse libanaise
une, encore une, peut-être
pourvu que l'on aime
Et que le corps s'en souvienne.

 

TROPHEES

Il garde les médailles
les coupes pleines de grâce
de ses succès convoités
tous les trophées de chasse
qu'il aime et qu'il embrasse
tous en rangs resserrés
dans l'espace sous son lit
et chacun a sa place
en son cœur acéré.
Mais quand la nuit fugace
de sable a poudré
sur ses yeux quelque trace
il se prend à rêver
aux trophées qu'il entasse
qu'il entend murmurer 
sous l'épaisse surface
dévoiler le secret
De ses tours de passe-passe.
Et voilà démasqués
son reflet dans la glace
la fureur de briller
dans ses yeux de rapace
le besoin d'imprimer 
sur ses proies la menace.
Attendant cœur serré 
que se passe l'angoisse
le jour l'aide à combler
tout le vide en l'espace
qui s'épare ses trophées 
tombés dans la disgrâce.

L'AMOUR PAREIL

L'amour est-il toujours le même? À mesure que l'on avance, les lueurs sentimentales passent et se ressemblent. On ne sait plus distinguer le piège de l'innocence, les émois scriptés des rares remous du cœur. L'alcool fait flotter les mêmes mots mêmes images, les élans les reculs vont et viennent pareils à l'écume qui passe légère sans creuser le sable. 
L'été le corps est pareil à une plage où s'allongent d'autres corps laissant quelques traces d'un passage, mégots ou livres de gare oubliés. Les hivers plus calmes voient quelques promeneurs traverser sans s'arrêter, badauds remuant le sable en recherche d'une bague de promesse charriée vers la terre.
L'amour est-il pareil au degré des marées que l'on guette pour aller à la pêche? Est-il une perle  lovée dans la bouche d'une huître, ou les milliers de reflets éclatés de son propre visage entre les rochers?

CHAIR

Bouts de chair comme des morceaux de fruits suitant dans une corbeille d'été.
Sur le lit ce sont des parts de nous qui s'enchevêtrent, et nos rêves flottent en l'air bientôt pris dans la moustiquaire. Par la fenêtre ouverte des voix nous parviennent qui nous rappellent à l'ordinaire d'une fin de journée sans nuage et par 35 degrés, quand les heures se mélangent et que le corps n'a plus soif que d'air et d'eau. Entre nos membres c'est comme s'il n'existait plus d'attaches, comme des bouts de pâte à modeler sans os pour les relier, et guère de sentiment qui désaltère nos esprits secs. 
Dans un dernier effort le corps s'étale, dépensé, alangui dans des draps humides, les pensées vaquent, le retour au sol est amer comme le goût de la pulpe du fruit, fendu en son cœur sous effet de chaleur.

SIESTE

Il semble serein,
quand il prépare un mets fin
après que son corps ait pris du repos,
délesté de tout poids
-ce que je crois-
tandis que si longtemps
j'ai nourri mon cœur à l'angoisse.
Est-ce ainsi que la vie se passe,
simple et muette,
dénuée de sens et de rêve,
comme le silence d'une sieste?

L'HEURE NOUVELLE

Comme il m'attire, ce contenu de moi aux écoutilles closes, cet autre aux yeux cousus épousé à lui-même et qui se tait. Comme la bouche s'ouvre et libère toute pensée, jusqu'aujourd'hui refusée, que vous enlacez toute entière entre vos bras.

Comme on peut être substitut dans notre chair et notre sang, pour une tendresse dont la nuit est complice, et comme multiplié je vous vois, semblable à des dizaines, tel le reflet d'un miroir de celui vers lequel je cours à revers. Je vous ai fait faux bond cette nuit, et ne m'en veuillez pas, car l'ombre sur l'oreiller qui me borde revêt soudain le visage d'une solitude moins pesante.

Comme un merci, à mes semblables j'offre une bise légère et naïve, pour promettre au temps futur d'entraver toute porte fermée, et dans un regard attentif percevoir un sourire jusqu'à ce que bonheur s'en suive.

1,2

1. Je le vois venir d'ici, nous allons nous perdre de vue. Je l'ai vu, tête haute, dans un regard au sol, un geste à moitié entamé. Nous le savons tous deux, et nous continuons, ensemble mais éparpillés. Ce sont les mêmes jeux d'enfants, du temps où nous riions d'un rire pur, bras ouverts et chair rosée, auxquels nous jouons encore, flamme éteinte, regards ternes. As-tu soupiré? J'ai cru t'entendre, pourtant.
Nous avons beaucoup parlé, l'autre jour. Dans un dernier effort il semble que le silence de l'enfance est passé, que nous n'avons vu se briser qu'au dernier instant. À peine le temps de fléchir pour éviter sa chute, nous étions déjà deux chiens qui se disputent un os. As-tu grogné? J'aurais juré, pourtant. 
Deux chiens et si peu. Tant d'années depuis le premier banc de l'école où nous nous détestâmes d'abord, et puis le temps de ce silence intact qu'un vif éclair réduit en faille. Nos mains adultes serrées entre elles, de vrais poings de charge. Je sens monter en nous la colère du désamour, celle que nous n'avouerons pas, les yeux soudains comme deux tâches noires, impénétrables. As-tu simplement parlé? Je n'ai pas entendu, je t'assure.
2. J'ai vu dans le métro un enfant. Un garçon qui devait avoir 10 ans, un petit garçon, beau et le regard intelligent. Je l'ai vu car il me regardait, le genre de surprise que je déteste. Pourtant son œil était doux, rêveur. J'ai vu très vaguement durant les quelques secondes que nos regards ont partagées : son habit bleu marine, son teint de peau pâle comme du lait, le grain qui semblait doux, de petites oreilles arrondies ainsi qu'une bouche discrète, rose. Quelques cheveux raides terminaient leur course à mi front, au dessus de sourcils dont l'image m'échappe mais que je suppose être noirs et peu épais, leur incurvation ni trop franche ni trop légère. Malgré la précision relative de détails comme ceux-ci, il est étrange qu'échappe au mystérieux organe qu'est la mémoire, l'entier souvenir d'un corps. Si je ne puis me souvenir la couleur de ses yeux, je me souviens en revanche précisément de son regard : sa direction, son émotion, son interrogation, puis sa résignation. Aussi, s'il est vrai que je refuse généralement d'accorder aux propos de l'enfant la vérité que leur confère la formule consacrée, j'ai cru voir dans les yeux de ce garçon une vérité qui n'appartient, elle, qu'au monde des adultes. Une boucle effrayante, infinie, dans laquelle se confondent deux visages, l'un rond, l'autre vieux. Comme un spectre filait dans les yeux de ce garçon, j'ai vu l'image d'un homme : celui qu'il observait avec intérêt. Quant à moi je suppose avoir laissé échappé, comme roule une bille sur le sol aussitôt saisie, l'impétueux défi de l'enfance dans mon regard pétrifié.

ETERNITE

Ce n'est pas par oisiveté nostalgique que je me souviens aujourd'hui, mais la force des choses qui roule et ramène à la baie mille souvenirs chahutés. On me dit ça ne va plus  j'entends je ne t'aime plus. Il y a beaucoup de chansons là dessus, l'amour qui meurt à l'aube, des mains qui se desserrent et les poitrines qui s'apaisent. Mais pour un ami qui murmure - l'éternité s'achève, le pacte rompu et les sueurs adolescentes asséchées, rien pour prévenir. Les certitudes aveugles se dérobent et dévoilent de vieux souvenirs, ceux qu'on observait de loin comme les trophées emmurés d'un musée. Hier protégés, on les aimait de toute notre force, aujourd'hui découverts, ils se morcellent quand on les effleure. On en caresse un qu'aussitôt il se casse. C'est la folle course de l'enfance qui trébuche et au bras d'un ami se rattrape, une bêtise partagée et le rire qui déploie son cri dans l'azur de l'été,  le retour aux vacances où dans la neige immaculée notre chute se fait douce. De ceux là il ne restera que quelques éclats, un rayon de soleil furtif ou le crachin qui lacère. Leur essence amère coulera sur les années, quand d'autres souvenirs auront pris leur place au musée. Dans mon cœur où souffle tempête, il n'est pas sûr que ton image se ternisse. Et pourtant j'ai bien peur que dans la cave étroite de ma mémoire son rictus en biais et la lueur morte de ses yeux à jamais ne s'éternisent.

BARQUE

Alentour, tout meurt. Il me semble avoir entendu le son d'une gâchette et j'avais la main sur le revolver.
J'ai pensé ça ne sait pas s'aimer ici. Je crois que j'ai tué tout le monde. Je n'ai entendu pourtant aucun cri, ni vu de main suppliante.
Ca s'est fait dans le silence. Des ombres, des carcasses vidées de leur substance.

Je fuis seul sur une barque à la dérive. À fleur d'eau émergent des visages aux yeux clos, bouches entrouvertes et muettes. L'écume que le soleil fait briller les recouvre à chaque vague.  Je les regarde disparaitre, j'écoute monter du fond de l'eau leur chant silencieux résonner, murmure du passé.

Je vous aimais j'ai chuchoté au bois de ma barque.
Nous ne sommes plus il m'a répondu.
Inquiet, j'ai demandé où êtes-vous?

À 360° autour de la ligne d'horizon, au dessus de toi quand tu lèves les yeux et vois passer le cortège de mouettes. En dessous lorsque dansent en bancs resserrés des milliers de poissons à l'écaille argentée. Sur le soleil qui te réchauffe nous avons bâti des temples de souvenirs bien plus beaux que ceux de Grèce et sur la lune froide des prisons de regrets tenus par de petits soldats aux yeux sombres, immobiles dans leur beau costume de guerre. Sur les parois de ton cœur, nous cramponnons nos corps sans matière suspendus à de solides mousquetons. Nous sommes le sel cristallin qui offre à tes larmes ce soupçon d'amertume et nous rions à gorge déployée blottis aux coins de tes yeux. Nous sommes tout et son contraire, partout, quiconque et n'importe. Las de la vie que tu inventes pour nous, nous visitons des contrées que tu ignores et qui nous rendent heureux. Nous courons le souffle court dans les champs, coupant le blé de ta mémoire. Nous te prouverons que nous avions raison, que dans ton amère solitude tu as péri.

Je me suis réveillé. Les embruns ont refroidi mes doigts serrés contre le revolver. Je me suis redressé le bois a grincé.
J'ai tourné mon visage vers l'horizon pointé l'arme vers le ciel nu. J'ai tué tout le monde et pourtant personne n'est mort.  On aurait dit un enfant, certainement. Un frisson a parcouru mon corps, parti du plus petit de mes orteils jusqu'à l'ongle de mon index. Mon doigt s'est crispé. La balle est partie et le revolver est vide désormais. Je m'assoupis, les yeux clos.
Au loin le cri des mouettes ricoche sur l'eau et parvient à mes oreilles endolories. De petits poissons bondissent à la surface, passent au travers un rayon de soleil, projetant sur mon visage comme des éclats d'argent. Je dors.

WEEKEND

Court instant que le week-end. Vendre des bières et deux bouts de steak à peine cuits, cloisonnés dans un pain sec bon marché. Les mains collées dans des gants de latex poudrés, qui laissent après usage comme des traces laiteuses qui ne veulent s'en aller. Un métro, puis deux, puis trois. Rentrer chez soi, envahir un ami de mots qui chahutent, parce qu'on ne communique plus que par flots ponctuels. Louper la nuit blanche parisienne parce qu'on se retrouve seul et que l'envie s'est barrée. Un lit comme un nid, pour une nuit un peu plus longue que d'habitude.
Un dimanche de papiers, de banque et de sécurité sociale, rappelé à l'ordre par une vie fonctionnelle. Un après-midi Lars Von Trier, trois heures plongées dans les yeux de Nicole Kidman, à s'éprendre, se dégouter, se crisper. Enfin, manger un bout de lapin sec et filandreux. Court instant que le week-end, tout pareil à ces réveils qui transforment une nuit en quelques heures égarées.

MORTE SAISON

Hier j'ai marché sous un soleil doux mais plombant. Peut-être plombant de douceur, silencieux vide caressant. Une longue rue droite interminable, des maisons filant l'une après l'autre comme des amants indécollables. J'ai croisé quelques silhouettes aux visages informes, inconnues de ma vie. J'ai pensé à l'amertume des jours d'été qui semblent résumer une vie entière. J'ai compris que dans l'absence des gens réside notre essence, ce que l'on est sans eux rien qu'avec soi. J'ai vu dans le reflet des carrosseries de bagnoles la vapeur d'une chaleur qui s'expose sans but, qui claque sur un bitume déserté le temps des vacances. Je voulais entendre les voix familières qui nous soufflent le chemin de la maison vers les bras qui nous étreignent. À Maisons-Alfort c'est l'unique vrombissement de l'autoroute surplombant la ville qui se fait entendre. Son du temps qui file. La cadence de mes pas devait vouloir dire je marche seul dans les rues de cette ville morte en cette journée morte sous un soleil qui mourra dans quelques heures. Mais moi j'étais bien vivant aveuglé par la réverbération des murs blancs, essoufflé par le tabac. Au détour d'une rue pourrais-je te croiser? Qu'est-ce que la vie a fait de toi dans cette chaleur? Me vois-tu poser au milieu de la rue des souvenirs trop brulants? Le soleil m'a soulevé, en apesanteur ces sensations étranges, suffocantes. J'ai pensé que je t'aimais encore, alors, je n'ai plus regardé vers le ciel. J'ai filé droit, à dos les souvenirs de ces gens absents. J'ai parcouru cette rue jusque chez moi avec au creux du ventre tout ce que fait bouillir cette morte saison.

NEANT

Tu ne vis plus. Autour de toi gravitent des centaines de souvenirs secs. Une bourrasque et bientôt tu t'effondres sur ta tige fragile. Tu es un lieu mort un autobus qui explose un banc qui se fêle un pont qui cède. Débris. Un manège qui tourne silencieux.
Chevaux de bois, cavalier dos courbé dents brisées. Dans son ventre la vie fait couler tout ton être. Mais tu n'es plus qu'une vague sensation, un flot de mots désuets. Je m'efforce j'écrase dans ma cervelle ces images. Je suis assassin trempé de sueur sur la piste, évanoui dans l'alcool. Au fond, une lumière dévoile un désert. Et au bout le néant.

Où es-tu? Absente au rang des morts. Réfugiée. Dissimulée en un quelconque lieu, femme, nourrisson. Tu m'aspires comme je t'invente sur cette piste de danse. Je m'efforce, tu vis, à la frontière qui me sépare de ton monde. Dans la torpeur, léthargique enfant défiant les lois, sur mon front tu déposes un baiser. Dans son ventre, la vie t'a murée. Nulle voix, vile esprit de moi-même qui trace les contours de tes pas, empreintes volatiles. Dans la lumière j'aperçois peut-être ce qui me mènera à toi au bout du néant.

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